Chapitre 3- La lieuse de vie
Prenez le temps de vous installer confortablement ☁️, préparez-vous une boisson réconfortante ☕et laissez-vous transporter. Pour une immersion totale, et lancez l'album Ordalie, spécialement conçu pour accompagner votre lecture.
Vous êtes prêt(e) ? Plongez dans les premières pages d’Ordalie Origine – Tome 1, et laissez la magie opérer. ✨
Bonne lecture, et n’hésitez pas à partager vos impressions ! 👇🏻
Chapitre III
La lieuse de vie
Il faisait un froid glacial, si intense que chaque souffle semblait cristalliser dans l’air. Edhe, ainsi que l’ensemble des recrues, s’étaient regroupés dans un coin du château, cherchant désespérément à se protéger du vent mordant. Ils frissonnaient de manière incontrôlable, leurs corps secoués par des tremblements incessants. Leurs dents claquaient bruyamment, ajoutant une symphonie discordante de souffrance au silence pesant.
Leurs tenues étaient de piètre qualité, à peine suffisantes pour affronter les rigueurs de l’hiver nordique. Les manteaux étaient fins et usés, offrant une protection dérisoire contre le froid. Chaque recrue portait un casque en fer, non pas pour la bataille, mais comme une tentative maladroite de se couvrir la tête. Pourtant, ces casques captaient le froid, transformant ce qui aurait dû être un semblant de protection en un supplice glacé, rendant leur équipement d’autant plus inconfortable.
Le métal froid du casque semblait aspirer toute la chaleur de leur corps, et la sensation de gel sur leur crâne ajoutait une torture supplémentaire à leur souffrance. Certains tentaient de réchauffer leurs mains en les frottant frénétiquement, mais le froid était implacable, s’infiltrant à travers chaque couture de leurs vêtements. Le sol de pierre du château, dur et gelé, n’offrait aucun répit. Les recrues étaient assises à même la pierre, leurs jambes repliées contre leur poitrine dans une tentative vaine de conserver un peu de chaleur. Le Maître Paladin Golfied se figea devant les recrues, prenant un moment pour les observer recroquevillés, leurs visages épuisés. Les regards étaient emplis de détresse, et leurs corps tremblaient sous l’assaut du froid implacable.
« Qu’on leur apporte des couvertures ! » s’exclama-t-il avec autorité en direction d’un garde.
Le garde obéit promptement, distribuant des couvertures épaisses qui furent accueillies avec des soupirs de soulagement. Golfied, cherchant à réchauffer également les esprits, décrocha un autre parchemin de son ceinturon. Il s’éclaircit la gorge, prêt à parler.
« Par tous les saints, on se gèle le fondement sur ces terres ! Les tests pour votre affectation vont débuter. Inutile de vous faire attendre plus longtemps. » Il rangea le parchemin qu’il ne décida finalement pas de lire.
Les recrues se mirent en file, réorganisées avec l’aide des gardes. Chacun passait devant le paladin, qui, avec une gravité solennelle, posait les mêmes questions inlassablement :
« Nom et titre, s’il y a lieu. Aspiration souhaitée et compétences éventuelles ? »
Les réponses variaient, mais le processus restait le même. Le paladin notait soigneusement chaque détail, ses yeux scrutant les recrues avec une attention aiguë. Les jeunes hommes, malgré leur fatigue et leur appréhension, répondaient avec autant de dignité qu’ils pouvaient rassembler. Golfied, malgré sa posture rigide, semblait peser chaque mot, chaque geste, évaluant non seulement les compétences, mais aussi la force intérieure de chaque recrue.
Le vent froid continuait de souffler à travers la cour, mais les couvertures et l’activité intense apportaient une chaleur relative. Le ciel commençait à s’éclaircir, promettant une aube prochaine. Edhe attendait son tour dans le calme avec l’ensemble des jeunes recrues, sentant que ce moment fatidique déterminerait son destin. Le choix de son avenir se dessinait ici, une question à laquelle ni lui ni les autres n›avaient eu le temps de réfléchir en profondeur.
Il se remémora les enseignements de son maître et mentor, connaissant bien les différents ordres, mais celui des Parangons était de loin le plus renommé. Cet ordre était réputé pour sa piété envers le dieu Paragon, formant en son sein les meilleurs guerriers – des soldats érudits et pieux, dédiés au service du peuple. Edhe avait toujours aspiré à une noble cause, et celle des Parangons lui semblait le choix idéal. L’ordre des Parangons était plus qu’un simple groupe de combattants ; c’était une fraternité où la bravoure se mêlait à la sagesse, où chaque épée était guidée par une foi inébranlable et une volonté de protéger les innocents. Leurs membres étaient des gardiens des valeurs sacrées, vénérés pour leur discipline et leur dévouement. Ils étaient les champions du bien, prêts à se sacrifier pour la justice et la paix, et leur réputation s’étendait bien au-delà des frontières du royaume.
Il entendit la recrue devant lui répondre aux questions de l’émissaire.
« B’ahn de la famille Terneuville, pas de titre. J’aspire à devenir un paladin tout comme vous, ô seigneur. »
Le paladin dévisagea le jeune homme, ses yeux perçants semblant sonder son âme.
« Qu’est-ce qui te fait penser que tu peux devenir un paladin ? » demanda-t-il en se redressant de sa chaise en bois.
« Je suis à la recherche de gloire, et rien n’est mieux que l’ordre du Sigle pour l’obtenir, ô seigneur. » Le jeune homme arborait un air de certitude.
Le paladin le scruta avec minutie avant de prononcer son verdict.
« Tu seras un archer dans l’armée du roi. Suivant ! »
Face à cette déconvenue, Edhe se sentit mal à l’aise quant à ses propres aspirations pour l’ordre des Parangons. À cet instant, il s’interrogea sur les qualités requises pour rejoindre cet ordre mythique. Était-ce la bravoure, la foi, la noblesse d’âme, ou peut-être un mélange de toutes ces vertus qui définissait un véritable Parangon ? Tandis qu’il avançait lentement dans la file, les mots de son mentor résonnaient dans son esprit, lui rappelant que la route vers l’honneur était pavée de défis et de sacrifices. Les histoires des grands héros de l’ordre, leurs exploits et leurs sacrifices, occupaient ses pensées.
« Nom et titre s’il y a, aspiration souhaitée et éventuelles compétences utiles ? » dit le paladin en direction d’Edhe, pétri de froid.
Edhe observa la jeune recrue devant lui partir, tête baissée, après son évaluation. Intrigué, il ne put s’empêcher de demander : « Pourquoi ne pas l’avoir pris dans votre ordre, Maître Paladin ? »
Le paladin soupira avant de tremper la pointe de sa plume dans l’encrier. « Répondez à mes questions, j’ai plus d’une centaine de candidats à voir aujourd’hui. »
« Je suis Edhe Sangreblanc, seigneur cadet de la famille Sangreblanc. J’aspire à devenir Parangon dans l’ordre. Je suis un fin épéiste, j’ai des connaissances étendues en stratégie militaire, et je sais lire et écrire. »
Le paladin retira son casque, révélant le visage d’un homme d’à peine une trentaine d’années. Sa barbe était soigneusement taillée et ses cheveux brossés en arrière.
« Parangon, rien que cela ? Savez-vous la différence entre un paladin et un parangon, jeune noble ? »
« Oui, Maître Paladin. Les paladins constituent le corps armé de l’ordre, tandis que les parangons en sont les guides. »
Le paladin fixa son regard sur Edhe, le jeune seigneur ne pouvant déterminer l’expression de son interlocuteur.
« Qu’on m’apporte quelque chose de chaud à boire ! » s’écria-t-il en direction d’un garde avant de reprendre. « Voilà quinze ans que je suis paladin. On parle d’un parangon pour mille paladins. Qu’est-ce qui vous fait penser que vous avez l’étoffe d’un parangon, jeune noble ? »
Edhe réfléchit un instant, observant la place autour de lui et les soldats rassemblés.
« Je n’aspire pas à la gloire. Je veux rendre le monde meilleur. Je vous offre un esprit réfléchi sur le monde qui m’entoure. Je me sens capable d’apprendre et d’évoluer en votre sein, conscient de la rigueur de vos sélections et de vos entraînements. Nul besoin de vous flatter en idolâtrant votre ordre. »
Le paladin n’était pas surpris par cette répartie de la part d’un noble, néanmoins, il percevait quelque chose de différent chez Edhe.
« N’avez-vous pas dit à votre père que vous reviendriez en héros ? N’est-ce pas aspirer à la gloire ? »
« J’ai dit ce que mon père voulait entendre à ce moment précis. Lui-même m’a fait part de son souhait d’un autre destin pour moi. »
Le paladin se frotta le menton en signe de réflexion.
« Je n’ai pas le pouvoir de te valider en tant que paladin. C’est la Lieuse de Vie qui décidera. C’est elle qui te fera apprenti paladin ou domestique pour l’ordre. Quoi qu’il arrive, tu nous rejoindras si tel est ton choix. Acceptes-tu le verdict de la Lieuse de Vie ? »
« J’accepterai son verdict, Maître Paladin. »
« Fort bien. Mettez-le avec le groupe en partance pour le fort du Sigle. »
Le petit groupe était constitué de deux autres personnes, allant du noble au simple garçon d’écurie. Alors que le temps passait et que le soleil atteignait son zénith, les jeunes recrues, emmitouflées dans des couvertures, parvenaient enfin à se réchauffer. Edhe, soulagé du verdict du paladin, se sentait apaisé. Il voyait en ses compagnons des êtres d’exception, car chacun d’eux avait été choisi par le paladin Golfield pour entreprendre cette quête, avec l’espoir de rencontrer la légendaire Lieuse de Vie.
Les histoires sur la Lieuse de Vie étaient nombreuses et fascinantes. On disait qu’elle avait vécu plusieurs centaines de vies et possédait une sagesse comparable à celle des druides sylvestres les plus anciens. Son jugement était irrévocable et incontesté, et peu étaient ceux qui recevaient sa bénédiction pour rejoindre l’ordre. Beaucoup d’hommes et de femmes aspiraient à ce privilège, mais seuls les plus méritants étaient retenus.
Le paladin Golfield venait de terminer l’affectation des recrues. Il donna pour instruction aux jeunes novice de l’ordre du Sigle de se reposer et de profiter d’une bonne nuit de sommeil. Le lendemain, ils entreprendraient un voyage de cinq jours vers le fort du Sigle, où la Lieuse de Vie les évaluerait. L’excitation et l’appréhension se mêlaient dans les cœurs des jeunes hommes, alors qu’ils s’apprêtaient à embrasser leur destin sous la protection du célèbre ordre du Sigle.
Edhe, satisfait de sa place parmi ces futurs paladins, ne pouvait s’empêcher de repenser aux enseignements de son maître. La route serait longue et semée d’embûches, mais il était prêt à affronter ces épreuves pour prouver sa valeur. Tandis que la nuit tombait sur le château, les recrues, réchauffées et déterminées, s’endormirent avec l’espoir et la certitude qu’un avenir glorieux les attendait.
Le matin venu, sous les premières lueurs de l’aube, le groupe se prépara pour le périple. Le voyage à travers les terres gelées du Nord serait ardu, mais la promesse de rencontrer la Lieuse de Vie et de rejoindre l’ordre du Sigle alimentait leur courage. Chacun savait que l’épreuve ultime les attendait au fort du Sigle, et c’est avec une détermination renouvelée qu’ils commencèrent leur marche, laissant derrière eux les murailles noircies de Castelbrok.
La marche se faisait dans le silence, Golfield n’étant pas un homme très bavard. Le clapotis régulier des sabots contre le sol formait une douce mélodie matinale. Après plusieurs heures de marche, ils firent une halte près d’une cascade gelée. L’eau, figée dans un mouvement éternel, créait des sculptures cristallines éclatantes sous la lumière du soleil, ajoutant une beauté surnaturelle au paysage. Des stalactites de glace pendaient comme des épées prêtes à fondre sous la moindre chaleur. Le son de l’eau emprisonnée résonnait comme une mélodie mystérieuse.
Le paladin distribua du pain aux jeunes recrues. Alors qu’ils mangeaient, une silhouette apparut au loin. Golfield ne s’en inquiéta pas au premier abord, mais il se leva lorsque deux autres silhouettes émergèrent à sa suite. La tension monta d’un cran.
« Restez ici et ne bougez pas. » ordonna Golfield. Edhe, obéissant mais vigilant, rapprocha la main de la garde de son épée. Cette lame, offerte lors de son départ de CastelBrok, semblait à peine capable de trancher du beurre.
« Qui va là ? » cria la première silhouette, sa voix rauque résonnant dans l’air froid.
Golfield s’avança pour faire face aux trois hommes, chacun armé de massues et de haches rudimentaires, aussi frustes que la lame d’Edhe. Le paladin ajusta son casque et saisit son épée avec assurance.
« Je suis le maître paladin Golfield, et voici trois apprentis que j’emmène vers le sud. Passez votre chemin et il ne vous sera fait aucun mal. »
L’homme en tête, parlant avec un accent marqué, répondit avec mépris : « Ma foi, sieur paladin, c’te terre est pour tout l’monde. Moi et mes gars, on veut juste un coin près de la cascade. J’voudrais bien votre bourse pour profiter de c’te tranquillité. »
Il brandit sa hache, et le paladin sortit son épée avec une fluidité mortelle. « Vous n’êtes que trois contre moi. Vous n’êtes pas sérieux. »
Le chef des bandits éclata de rire : « Trois ? Non, non, nous sommes bien plus. » Deux autres hommes surgirent des bois, encerclant Golfield. Edhe, ainsi que les autres recrues, dégainèrent leurs armes. Le jeune novice écuyer ne semblait pas à l’aise avec une lame dans la main à la différence des deux autres.
« Rangez vos lames, jeunes novices ! » s’écria Golfield. « Ces messieurs ne sont pas assez fous pour attaquer un paladin. »
Le chef poussa deux de ses hommes vers Golfield. Le premier attaqua, mais le paladin esquiva d’un pas latéral et d’un coup net, sa lame décapita l’assaillant. La tête roula aux pieds des novices. Le second bandit tenta une attaque à la pique, rapidement déviée. Golfield frappa le visage de l’homme avec le pommeau de son épée, l’envoyant au sol avec un cri de douleur. Sans hésitation, il planta sa lame dans l’abdomen du bandit, qui s’effondra en un dernier râle. Le combat avait duré à peine quelques secondes, mais Golfield avait déjà emporté deux vies avec une efficacité terrifiante.
« Imaginez un monde où un chef se salit les mains lui-même pour obtenir ce qu’il désire. » déclara Golfield avec une froideur déconcertante.
Les trois derniers assaillants, terrifiés, hésitèrent. Le chef, enragé par la provocation, serra une dernière fois sa hache et chargea. Golfield sortit une dague fine de derrière sa cape et la lança avec une précision mortelle. La lame traversa l’œil du chef dans un bruit déchirant, et l’homme s’écroula sur ses genoux, la surprise gravée sur son visage. Son corps tomba lourdement au sol.
Golfield nettoya sa lame avec un chiffon, son expression sereine. Il s’adressa aux deux bandits restants, pétrifiés de terreur. « Ces terres sont sous ma protection. Vous n’attaquerez plus personne. Rejoignez la première église paragonienne pour expier vos péchés. C’est une clémence que de vous laisser la vie. M’avez-vous bien compris ? »
Les deux hommes prirent leurs jambes à leur cou, acquiesçant frénétiquement. Edhe, impressionné, réalisait l’intensité et la réalité du combat. Malgré tous ses entraînements, il savait que prendre une vie n’était pas un acte facile. Les héros capables de tels exploits étaient souvent des légendes pour enfants. Il avait maintenant été témoin de l’extraordinaire formation des paladins, confirmant leur réputation.
« Pourquoi laisser ces hommes en vie ? » demanda l’un des novices, encore secoué par la brutalité du combat.
« La rédemption des plus meurtriers peut mener à de grandes choses. » répondit Golfield avec sagesse.
Un autre novice, sceptique, répliqua : « Ils ne semblent pas mériter de clémence, ce sont des meurtriers. »
Golfield arracha la dague de l’œil du chef mort, le bruit sinistre résonnant dans l’air froid, et le sang coulant de l’orbite vide. « Nous le sommes tous. En route, nous devons être au Havre avant la fin de la journée. »
Ainsi débutait le premier périple d’Edhe, si loin de sa terre natale, au-delà des montagnes. Le voyage fut long et le confort négligeable. Les montures parcoururent les terres enneigées du Nord avant d’arriver au port de la Have. Là-bas, tout était froid, mais la neige commençait à se faire plus discrète. Edhe connaissait bien cette ville, car tous les commerces du Nord passaient par ce port. Son grand frère avait régulièrement fait des sorties en direction de ce port. Le reste du monde lui était encore inconnu, pourtant il savait qu’il était vaste.
La Have était une ville portuaire aux multiples visages. De réputation mal famée, elle attirait pirates et marchands douteux qui venaient y refaire leurs provisions et profiter des plaisirs de la chair. Tant que les gredins payaient le port, le seigneur de la ville fermait les yeux sur leurs activités.
Les trois novices et le maître paladin se déplaçaient à travers les ruelles malfamées de la Have. La boue et la crasse étaient prédominantes, les habitants jetaient leurs excréments par les fenêtres, ajoutant à la puanteur ambiante. Les maisons, construites de bois apparent et remplies de torchis ou de briques, semblaient bien fragiles comparées aux bois épais et robustes de Sangreblanc.
Le marché aux poissons, avec son odeur nauséabonde, était un véritable défi pour les narines des nouveaux arrivants. Des étals croulant sous le poids des poissons fraîchement pêchés dégageaient une puanteur qui se mêlait à celle des égouts à ciel ouvert, créant une atmosphère presque suffocante. Les commerçants, aux visages burinés par le sel et le vent marin, criaient leurs prix avec des voix rauques, espérant attirer l’attention des rares acheteurs courageux.
Le sol était couvert de détritus, une bouillie informe de viscères et d’écailles mélangée à la boue des ruelles. Les mouches bourdonnaient en nuées noires, attirées par les restes de poissons jetés négligemment sous les étals. Les gens circulaient rapidement, essayant de passer le plus vite possible pour éviter de s’imprégner de l’odeur. Quelques chats errants, maigres et affamés, se glissaient entre les jambes des passants, à la recherche de quelques morceaux à grignoter.
Les lieux de joie n’étaient pas en reste. Les tavernes, bordées de femmes de joie aux robes colorées mais usées, résonnaient de rires gras et de chansons paillardes. Les marins, souvent ivres, s’accrochaient aux chopes de bière comme à des bouées de sauvetage, profitant de chaque instant à terre avant de repartir en mer.
Le groupe continua de progresser, esquivant les flaques d’eau croupie et les mendiants aux mains crasseuses. Edhe, avançant dans cette mêlée, ressentait à la fois fascination et répulsion. La Have, avec son marché aux poissons bruyant et malodorant, était une ville vivante, brute et sans artifices. C’était un lieu où chaque recoin respirait la dureté de la vie maritime, mais aussi la résilience des gens qui y habitaient. Malgré le chaos apparent, il y avait une certaine harmonie dans cette désorganisation, une routine bien huilée par des années de tradition et de nécessité.
L’auberge où ils prirent leur repos était à l’image de la ville : délabrée et envahie par la misère. Les mouches tourbillonnaient autour de l’étable principale, attirées par les relents des détritus accumulés. Les murs, tachés de crasse et de moisissure, semblaient suinter une humidité malsaine. Edhe se souvenait de cette nuit lugubre, où les cafards devinrent ses compagnons involontaires, grimpant sur ses vêtements et disparaissant dans les recoins sombres de la pièce.
L’auberge, construite sur pilotis au-dessus des eaux stagnantes du port, dégageait une odeur persistante de moisissure et de sel marin. Les planchers grinçaient sous le poids des pas, révélant l’âge avancé et la fragilité de la structure. Des toiles d’araignée pendaient des poutres, ajoutant une touche sinistre à l’atmosphère déjà oppressante. Les chambres, meublées de lits de paille rudimentaires, offraient un confort minimal, rendant le sommeil presque impossible.
Edhe, allongé sur le lit rugueux, se laissait envahir par la nostalgie. Sa demeure, maintenant si lointaine, lui manquait terriblement. Il se rappelait les nuits passées dans sa chambre chaleureuse, entouré des draps de lin doux. Ici, chaque souffle d’air était imprégné de l’odeur fétide des marais, rendant chaque respiration pénible.
Les rumeurs et les bruits de l’auberge, amplifiés par l’acoustique des lieux, empêchaient tout espoir de tranquillité. Des éclats de rire rauques, des disputes enragées et le cliquetis des dés lancés sur des tables bancales composaient une symphonie discordante. Les clients de l’auberge, un mélange hétéroclite de marins éméchés, de marchands douteux et de quelques voyageurs perdus, ajoutaient à cette ambiance de chaos.
Edhe, malgré l’inconfort et la crasse environnante, se forçait à trouver un semblant de repos. Son esprit, cependant, ne cessait de vagabonder entre le présent et les souvenirs de sa vie passée. Il pensait à sa famille, à son frère aîné, et aux vastes salles de Sangreblanc, où chaque pierre respirait l’histoire de sa lignée.
Il se demanda combien de temps encore il devrait supporter ces conditions avant de pouvoir prouver sa valeur. La route vers le fort du Sigle était encore longue, et les épreuves qui l’attendaient s’annonçaient redoutables. Mais, en cette nuit froide et humide, il se promettait de ne jamais oublier d’où il venait, et de garder vivant l’espoir de retourner un jour chez lui.
***
Le matin, alors que les premiers rayons du soleil perçaient les nuages et faisaient scintiller la surface de l’eau, les bateaux marchands se préparaient à quitter le port. Pour Edhe, qui n’avait jamais vu un tel spectacle, la vue était à la fois fascinante et empreinte de mystère. Les majestueux voiliers, avec leurs mâts élancés et leurs voiles déployées, semblaient se dresser contre l’horizon comme des géants de toile et de bois, prêts à affronter l’immensité de l’océan.
La mer, un vaste étendu d’un bleu profond, était une révélation pour lui. Son calme apparent était brisé uniquement par les éclats scintillants des vagues sous les rayons du soleil. La surface miroitante semblait se fondre à l’infini, créant un dégradé de bleus et de verts qui se mélangeaient harmonieusement avec le ciel. Les vagues dansaient doucement, formant des crêtes argentées qui se brisaient avec un murmure apaisant contre les coques des navires.
Le voyage se poursuivit dans le silence, à peine perturbé par les bruits du bateau qui fendait les vagues. Golfield, avec une autorité indiscutable, avait réglé les frais nécessaires pour une escale à Vilcolombe. La traversée, marquée par une agitation constante, révéla à Edhe qu’il n’avait pas le pied marin : il fut malade pendant les deux jours de navigation, subissant les caprices de la mer. Les autres novices n’avaient guère meilleure mine, et la clarté du ciel, initialement prometteuse, céda bientôt la place à une pluie battante. Les jeunes recrues, sous les ordres de Golfield, travaillaient en silence, leurs mouvements rythmés par les vagues et le tumulte des éléments.
Edhe, bien qu’isolé des autres en raison de son rang supérieur, se laissait bercer par la mer, se concentrant sur les leçons que cette vaste étendue d’eau pouvait lui enseigner. Cependant, une question persistante troublait son esprit : pourquoi le maître paladin n’avait-il pas sélectionné le novice qui se trouvait devant lui dans la file à Castelbrok ?
Intrigué, il s’approcha du bord du navire où Golfield scrutait l’horizon, cherchant une réponse.
« Maître paladin, puis-je vous poser une question ? » demanda Edhe, sa voix portant malgré le vent et le bruit de la mer.
Golfield, les yeux rivés sur le rivage lointain, tourna lentement la tête vers le jeune homme. Il était évident que le silence du paladin était une invitation à se taire. Cependant, Edhe persista, espérant un échange plus profond.
« Pose ta question, novice. » finit par dire Golfield, avec une note de surprise dans sa voix.
« Pourquoi ne pas avoir sélectionné le novice qui était devant moi à Castelbrok ? »
Golfield, en proie à une contemplation silencieuse, se pencha pour observer les vagues se briser contre la coque du bateau.
« J’ai toujours aimé la sérénité de la mer, et j’ai cru comprendre que tu n’avais pas le pied marin ? » demanda-t-il, sa voix mêlée au rugissement des vagues.
« En effet, Maître, je n’avais jamais vu la mer avant avant-hier. »
« Prohimat, déesse de la mer, n’est pas toujours clémente avec les novices. Mais tu t’y habitueras. Dans une autre vie, j’aurais aimé être un marin accompli. Pourtant, le destin en a décidé autrement. »
Les paroles de Golfield révélèrent un rare moment de vulnérabilité.
« Regrettez-vous ce choix ? » demanda Edhe, intrigué par la confession.
À cet instant, une vague plus imposante heurta le navire, éclaboussant le pont de gouttes glacées. Golfield essuya la brume salée de son visage et continua, sa voix empreinte de sagesse.
« Ne vivre jamais avec des regrets est une première leçon que je te transmets. Néanmoins, il m’arrive parfois de chérir la liberté d›un matelot : voguer à travers les océans, découvrir des contrées inconnues, voyager du nord au sud sans escale. Mais la guerre, elle, emporte nos rêves et nos désirs. Si l’appel aux armes n’avait pas eu lieu, qu’auriez-vous fait, en tant que seigneur ? »
Edhe répondit sans hésitation, comme si ce sujet était clair pour lui depuis toujours.
« J’aurais œuvré pour la paix entre les races, pour que le monde évolue dans le bien commun. »
Golfield hocha la tête, semblant apprécier la réponse.
« C’est justement le credo des parangons : œuvrer pour la paix. C’est notre réputation. C’est pourquoi nous envoyons un paladin faire les réquisitions de jeunes soldats. La plupart du temps, les gens comprennent que nous agissons pour le bien commun. Nous sommes également les gardiens des savoirs. Les sylvestres, par exemple, nous acceptent, et il est rare qu’un paladin soit attaqué par eux. Nous servons l’histoire en la notifiant et en étant témoins des horreurs de la guerre, espérant enseigner aux générations futures l’absurdité de ce conflit pour qu’il prenne fin. C’est notre vocation, celle qui nous anime et nous définit. Vous partagez cette vocation tout comme vos compagnons. »
Edhe regarda les novices s’affairer à nettoyer le pont avec des chiffons trempés, leur labeur silencieux contrastant avec le tumulte de la mer.
« Ce jeune recrue ne compte-t-il pas pour vous ? La gloire n’est-elle pas en accord avec vos valeurs ? » demanda Edhe, perplexe.
Golfield regarda le jeune homme avec une lueur de réflexion dans les yeux. « Nous évitons l’avidité personnelle, et nous ne sommes que des hommes, sujets à l’erreur. La lieuse de vie, elle, nous guide dans nos choix, nous empêchant de former des individus dont les valeurs seraient en contradiction avec les nôtres. Ce jeune homme, malgré ses aspirations, fera un bien meilleur soldat qu’un paladin. Il a encore l’opportunité de réaliser ses propres rêves. »
« Quand aurai-je l’occasion de la rencontrer, la lieuse de vie ? » demanda Edhe avec impatience.
« Vous la rencontrerez à Fort de Sigle, une fois arrivé là-bas. Il ne vous reste qu’un jour de voyage à cheval avant d’atteindre votre nouvelle demeure pour les années à venir. »
Alors que le navire approchait du port de Vilcolombe, Edhe observait le paysage qui se dévoilait peu à peu. La ville portuaire, encore lointaine, semblait s’agrandir à chaque coup d’œil. Le changement de décor symbolisait l’ampleur du voyage qu’il avait accompli depuis sa terre natale. La promesse d’un futur au Fort de Sigle, que Golfield avait évoquée, approchait à grands pas. Émerveillé par la grandeur du port qui se profilait à l’horizon, Edhe sentit le poids de sa nouvelle réalité se renforcer. Le paladin avait raison : il ne restait qu’un jour à cheval avant d’atteindre la forteresse où il commencerait son engagement parmi les parangons.
Le fort de Sigle se dressait majestueusement au cœur d’une vaste étendue de terres verdoyantes. Cette forteresse imposante, véritable merveille d’architecture, était dotée de plusieurs tours ornées de dômes en verre émeraude. Ces dômes, éclatants sous le soleil, créaient des jeux de lumière enchâssés dans les murs blancs du château, taillés avec une précision impeccable. L’ensemble de la structure semblait presque éthéré, comme si le fort avait été sculpté dans la pureté même de la lumière.
Jamais Edhe n’avait contemplé une telle splendeur. L’édifice s’imposait dans le paysage comme un symbole de grandeur et de raffinement. Les gardes du fort, en armes et en armure, se tenaient fièrement sous les bannières portant la croix des paladins, leurs étendards flottant au vent dans un éclat de couleurs vives.
« Voici votre nouvelle demeure, jeune novice ! » annonça Golfield avec une voix résonnante alors qu’il trottait vers la grande porte d’entrée sur sa monture.
Les jeunes recrues, les yeux écarquillés, scrutaient la majesté du fort avec une admiration palpable. La cour principale grouillait d’activités : érudits en toges et soldats en uniforme se déplaçaient avec aisance, incarnant la fusion harmonieuse de la connaissance et de la puissance. Ce lieu, à la fois centre de savoir et bastion militaire, les impressionnait profondément.
Cependant, cette admiration n’était que temporaire, car l’imminence de la rencontre avec la lieuse de vie ramenait les novices à la réalité. L’idée de cette entrevue pesait lourdement sur les esprits, et pour Edhe, cette appréhension était palpable. Il n’était pas particulièrement enthousiasmé à l’idée de se soumettre au jugement de la lieuse de vie, redoutant de ne pas être à la hauteur des attentes.
Les trois recrues furent conduites dans le vaste hall d’entrée du fort, où se balançait fièrement la bannière des parangons. Le lieu était impressionnant, mais une indifférence froide semblait entourer les nouveaux arrivants ; personne ne leur prêtait une attention particulière. Le maître paladin échangeait des propos avec un autre paladin plus âgé, dont l’armure, bien que comparable à celle du maître, affichait une qualité encore supérieure. Dans un fort aussi riche en magnificence, la présence d’une armure d’une telle beauté ne paraissait guère surprenante à Edhe.
Les recrues furent appelées une à une pour se présenter à la lieuse de vie, et Edhe, étant le dernier dans l’ordre, attendait avec une impatience croissante. Il se tenait debout au centre du hall, observant les autres jeunes hommes s’éclipser sans retour, ce qui ne faisait qu’accentuer son anxiété. Le silence qui suivait chaque entrevue était lourd de présages : bon ou mauvais, il ne pouvait le dire. Les spéculations ne faisaient qu’alimenter son stress. Dans cette atmosphère chargée de mystère, il devait se concentrer sur lui-même, refouler ses inquiétudes et garder son calme, prêt à affronter son propre destin sans se laisser troubler par l’incertitude ambiante.
« Edhe Sangreblanc, c’est à toi. » annonça le paladin d’une voix solennelle.
Le jeune homme le suivit à travers un couloir en pierre froide jusqu’à une porte en bois massif, sculpté avec des motifs symboliques. Lorsqu’il pénétra dans la pièce, il se trouva dans un espace d’une hauteur vertigineuse. Un dôme de verre, paré de teintes d’émeraude, baignait la salle d’une luminosité pure et presque divine, dessinant des motifs de lumière et d’ombre dans l’immense salle.
Une voix, douce et pénétrante, s’éleva de l’éther, semblant résonner dans chaque recoin. « Ah, des yeux vert émeraude, est-ce bien un Sangreblanc ? » La voix flottait dans l’air, comme une mélodie évanescente.
Edhe scruta l’espace, le regard intense, cherchant la source de cette voix mystérieuse. « Mon mentor m’a dit que les lieuses de vie pouvaient lire dans les esprits. Est-ce là un de vos talents ? »
« Il n’est nul besoin de sonder ton esprit pour reconnaître tes yeux uniques et comprendre ton origine. » La réponse était empreinte d’une sagesse infinie.
Une silhouette émergea des ombres avec une grâce surnaturelle. La lieuse de vie se tenait devant lui, une figure d’une beauté stupéfiante. Sa jeunesse était en contraste frappant avec les images préconçues qu’Edhe avait eues. Ses yeux, d’un bleu lumineux, semblaient refléter les profondeurs insondables des océans, tandis que des tatouages bleus en motifs complexes ornaient son visage, et ses lèvres, d’un bleu profond, accentuaient l’éclat de son regard. L’aura qu’elle dégageait était à la fois magnétique et intimidante.
Edhe, ébloui par cette apparition, parvint à poser la question qu’il avait sur le bout de la langue : « Vous savez qui je suis, mais qui êtes-vous ? »
La lieuse de vie s’approcha d’une table ornée, où elle prit un crâne d’animal inconnu, dont les yeux semblaient capturer la lumière comme des étoiles. « Je suis la lieuse de vie des parangons, seigneur Sangreblanc. Je suis celle dont le nom est oublié, car je suis la voix des esprits et des éléments, une chamane pour beaucoup. »
« C’est vous qui allez décider si je suis digne de rejoindre l’ordre ? » demanda Edhe, le cœur battant avec une intensité croissante.
« C’est en effet ma vocation et mon rôle, car c’est Mère qui a décrété cela. » Ses mots étaient empreints d’une autorité mystique.
« Qui est Mère ? » demanda Edhe, son esprit cherchant à saisir l’ampleur de cette révélation.
« Rythe est Mère, Rythe est Mer, Rythe est Tout, et le Tout est Un. » Sa déclaration résonnait comme une vérité universelle, ancrée dans l’essence même de l’existence.
La lieuse de vie se déplaça autour d’Edhe avec une fluidité hypnotique, ses yeux perçants examinant chaque facette du jeune homme. « Me permets-tu de voir l’homme que tu es réellement, au-delà des apparences et des prétentions ? »
Edhe hocha la tête, sa nervosité mêlée d’une curiosité résolue. Les mains de la chamane effleurèrent ses joues avec une délicatesse surnaturelle. Ses yeux, d’un bleu translucide, plongèrent dans les siens avec une intensité troublante.
Après un instant de contemplation, le regard de la lieuse de vie se fit plus grave. Ses yeux, autrefois clairs, devinrent sombres, marquant une révélation profonde et inquiétante. « Que voyez-vous, Madame ? » demanda Edhe, sa voix tremblante mais déterminée.
« Je vois l’homme que tu es, mais également les ombres qui t’entourent. » répondit-elle, son ton empreint d’une gravité particulière. « Ta voie est déjà tracée au sein de l’ordre, mais elle sera parsemée d’épreuves et de ténèbres. L’écho de la mort résonne au bout de ton chemin, une ombre persistante. Toutefois, cette mort n’est pas la fin ultime de ton voyage. En embrassant cette voie, tu choisis de vivre un passé, un présent et un futur indissociables de cette vocation. »
Edhe, le cœur battant, demanda avec une résolution accrue : « Pensez-vous que la voie de l’ordre me mènera inévitablement à la mort ? »
« L’écho de ton avenir est incertain. Le fil du destin est tissé de légendes et de mythes ; il reste à écrire. La mort, comme la vie, est une constante pour tous, mais ce qui compte véritablement est la manière dont tu choisis de vivre. La fin est inévitable, mais elle n’est pas encore écrite pour toi. La question que tu dois maintenant te poser est : connaissant la destination, accepterais-tu de suivre le chemin, même s’il est obscur et périlleux ? »
Sans hésiter, Edhe répondit avec une détermination ardente : « Oui. »
La lieuse de vie, malgré son expérience incommensurable et sa connaissance des âmes humaines, parut visiblement ébranlée par la réponse d’Edhe. Son visage, habituellement impassible, exprima une surprise palpable. « Cela ne se peut… » murmura-t-elle, incrédule.
Edhe se leva avec dignité et s’agenouilla devant elle, une dévotion sincère dans chaque mouvement. « J’accepte mon destin, si tel est le choix des dieux. Je vous fais la promesse de porter les couleurs de l’ordre et de le servir jusqu’à mon dernier souffle, même si celui-ci survient plus tôt que prévu. »
La lieuse de vie prit le bras d’Edhe avec une intensité inédite. Une douleur étrange, presque mystique, traversa le jeune homme tandis qu’elle retirait sa main. Un tatouage mystérieux, symbolisant des caractères inconnus, était désormais inscrit sur sa peau.
« Au crépuscule de ta mort, le phœnix renaîtra grâce à cette inscription. Parangon tu veux être, parangon tu seras. » déclara-t-elle avec une certitude teintée d’émerveillement.
Bien qu’Edhe ne comprît pas pleinement le sens de ces paroles, il savait désormais qu’il avait franchi un seuil crucial. Sa quête pour devenir plus qu’un simple paladin venait de commencer. Il était prêt à embrasser ce destin avec une résolution inflexible, déterminé à faire une différence dans le monde avant que son propre chemin ne se termine.
˜˜˜